Jusqu’à récemment surtout reconnue pour sa scène musicale et ses industries créatives, la métropole québécoise est devenue un hub mondial de l’intelligence artificielle, grâce à un savant cocktail d’initiatives publiques et privées et l’énergie de brillants chercheurs.
Benoit Georges | LES ECHOS
Visite guidée.
Il y a des enthousiasmes qui ne trompent pas. Quand on demande à Cédric Villani ou à Yann LeCun s’ils seraient prêts à nous parler de Yoshua Bengio, la réponse est aussi rapide que positive. Et tous deux trouvent le temps de vanter les mérites du patron du plus grand laboratoire d’intelligence artificielle (IA) de Montréal. « Bengio est l’un des rares chercheurs en IA qui ont réussi à se frayer un chemin jusqu’au grand public, décrit le mathématicien et député LREM, qui a rendu fin mars son rapport sur la stratégie française en la matière. Il est resté extrêmement simple, accessible et disponible, alors qu’il a réussi à incarner l’intelligence artificielle pour le Québec et pour le Canada. »
Yann LeCun, le patron de FAIR (Facebook Artificial Intelligence Research), qui connaît Bengio depuis la fin des années 1980, renchérit : « Yoshua est à la fois un chercheur et un organisateur, qui a choisi de ne pas privilégier un industriel mais de rassembler les universitaires, les pouvoirs publics et les entreprises. Sans lui, la communauté de l’IA à Montréal n’existerait tout simplement pas. »
Les géants du net s’y bousculent
Depuis trois ans, les géants du Net se bousculent dans la métropole québécoise. Facebook y a inauguré la branche canadienne de FAIR en septembre 2017. Google y a installé deux équipes – l’une pour sa filiale britannique DeepMind (à l’origine du logiciel champion de go AlphaGo), l’autre pour son laboratoire Google Brain. Thales y a implanté CortAix, son laboratoire de R&D sur l’IA. Quant à Microsoft, il s’est offert en janvier 2017 Maluuba, une start-up prometteuse spécialisée dans le traitement du langage.
Quand on leur demande pourquoi ils ont choisi de s’installer au bord du Saint-Laurent, tous soulignent la concentration d’excellents chercheurs, dont beaucoup sont issus du Mila (Montreal Institute of Learning Algorithms), le laboratoire de l’université de Montréal fondé et dirigé par Yoshua Bengio. « Yoshua Bengio, c’est un peu notre rock star », résumait Guy Breton, recteur de l’université, pour présenter en mars dernier le chercheur à une vingtaine de cadres de grandes sociétés françaises emmenés par l’Institut de l’entreprise.
Le deep learning
L’homme ne se prend pas pour autant pour une vedette. Mince et élégant, des cheveux grisonnants encadrant un visage presque juvénile, il parle d’une voix calme et se montre plutôt modeste. Il y a un an, Forbes le classait pourtant dans le Top 6 mondial des chercheurs en IA, aux côtés d’Andrew Ng (Baidu), Fei-Fei Li (Google Cloud) et Demis Hassabis (Google DeepMind). La liste était complétée par les deux grands compagnons de route de Yoshua Bengio : Yann LeCun et Geoffrey Hinton, responsable de Google Brain à Toronto.
Ensemble, ces trois hommes sont à l’origine du retour en force, ces dernières années, d’une vieille branche de l’intelligence artificielle longtemps vue comme sans avenir : les réseaux de neurones artificiels, à la base de l’apprentissage automatique profond (« deep learning » en anglais). Pour faire simple, le deep learning s’inspire du cerveau humain pour apprendre aux machines à apprendre. Au lieu d’être traitées par un logiciel classique, les informations sont analysées par un « réseau de neurones » : chaque neurone est un bout de code qui reçoit, évalue et transmet une portion de l’information à un autre. En empilant les couches de neurones (d’où l’idée de « profondeur »), on peut entraîner un logiciel à reconnaître des sons, des images ou des textes.
Une longue traversée du désert
Imaginée il y a près d’un demi-siècle, cette approche s’est heurtée pendant des années à deux obstacles : pas assez de puissance de calcul, et pas assez de données correctement étiquetées – car il faut des milliers d’images, par exemple, pour qu’un réseau « apprenne » à reconnaître un chat dans une photo. Prometteurs sur le papier mais sans beaucoup de résultats tangibles, les réseaux de neurones ont longtemps été regardés avec condescendance par la majorité des spécialistes de l’IA. Yann LeCun évoque à ce sujet une « sorte de traversée du désert » : articles refusés par les revues scientifiques, difficulté à recruter des étudiants brillants…
Les trois hommes ont persévéré, notamment avec le soutien du Cifar, fondation canadienne chargée de financer des projets de recherche avancée. Jusqu’au moment, autour de 2011, où le deep learning s’est enfin montré largement supérieur aux autres techniques d’apprentissage, notamment pour la reconnaissance d’images. Les ordinateurs avaient progressé, les données étaient devenues massives… et les géants du Net y ont vu une sorte de Graal : l’outil idéal pour rendre enfin utiles – autrement dit monétisables – les immenses quantités de data accumulées par leurs services. Pour le trio du deep learning, le jour de gloire était enfin arrivé.
Si cette notoriété a permis à Geoffrey Hinton de rejoindre Google, et si Yann LeCun a été embauché par Facebook, Yoshua Bengio a choisi de rester indépendant, avec l’idée de faire de Montréal un haut lieu de l’IA en alliant recherche universitaire, start-up, incubateurs et grandes entreprises. « Si je partais, ma principale option était d’aller en Californie, explique-t-il. Il fait beau là-bas, mon frère y habite [il est chercheur pour Google, NDLR], mais je me suis dit qu’au lieu de contribuer à augmenter la force de la Silicon Valley, on pouvait monter des alternatives. »
Quitte à tourner le dos aux millions de dollars offerts par les titans du numérique aux meilleurs experts du secteur. Première motivation avancée par Yoshua Bengio : son attachement à la recherche universitaire. « Je trouvais important que mon travail serve à tout le monde, et que je puisse rester dans l’univers académique. Et puis je savais qu’en rejoignant une entreprise je n’aurais pas la possibilité de superviser autant d’étudiants et de doctorants – j’en ai actuellement 25, c’est sans doute trop, mais c’est quelque chose qui me nourrit. »
Des liens étroits entre le monde universitaire et l’industrie
Au passage, son petit laboratoire a bien grandi : le Mila compte aujourd’hui plus de 200 personnes – « presque tous des chercheurs », confie Bengio non sans fierté. Le labo transcende les barrières habituelles en associant des professeurs venus des deux plus grands campus de la ville, la francophone université de Montréal et l’anglophone McGill University, mais aussi de HEC et Polytechnique Montréal. « Le consensus était clair dès le départ : nous avions la volonté de travailler ensemble plutôt que l’un contre l’autre », explique Marie-Josée Hébert, vice-rectrice à la recherche et à l’innovation de l’université de Montréal.
« Le Québec, c’est tout petit, alors lorsqu’il y a un morcellement des forces, ce n’est pas du tout productif. » La collaboration se fait aussi entre le monde universitaire et l’industrie à travers un grand pôle consacré à la science des données, l’Institut de valorisation des données (Ivado), qui rassemble près d’un millier de chercheurs et une trentaine d’entreprises. Il a été imaginé par les universitaires il y a neuf ans, à une époque où le deep learning n’était pas encore à la mode, « mais où l’on sentait bien que le big data et les algorithmes allaient changer le monde », explique Gilles Savard, son directeur général.
Une « cité de l’intelligence artificielle »
Autour de cette idée, l’Ivado a fédéré de grands groupes canadiens, comme Hydro-Québec (équivalent local d’EDF) ou Air Canada, mais aussi étrangers, tels SNCF et Thales. Doté de près de 250 millions de dollars canadiens (soit environ 163 millions d’euros, à 60% public, 40% privé), l’institut a su s’appuyer sur Yoshua Bengio, nommé directeur scientifique, pour recruter de nouveaux partenaires. L’Ivado, bientôt rejoint par le Mila, est en train d’emménager dans un bâtiment de 35 000 m2, une ancienne usine de textile du quartier de Mile-Ex, où se trouve déjà la branche de création numérique du Cirque du Soleil. Cette future « cité de l’intelligence artificielle » s’insérera ainsi dans un quartier en plein renouveau qui n’est pas sans rappeler le nord de Brooklyn ou le sud de Berlin.
Les pontes locaux de l’IA ont aussi dû convaincre les autorités de s’intéresser au secteur – et d’y investir. L’infatigable Yoshua Bengio s’est retrouvé en première ligne : « Il y a deux ans, on est entré dans une période où les ministres ont commencé à entendre parler de l’intelligence artificielle comme de quelque chose qui allait changer le monde. Mais ils ne savaient pas que dans leur propre pays il y avait des pionniers. On leur a donc passé le message qu’il fallait agir vite et fort pour convertir cette force scientifique en force industrielle. »
Offrir l’accès aux meilleurs chercheurs
Message reçu : le gouvernement fédéral a débloqué l’an dernier 125 millions de dollars canadiens pour développer des chaires. Celui du Québec a trouvé au même moment 100 millions pour financer des laboratoires et des start-up. Les grands noms d’Internet, eux, n’avaient pas attendu pour repérer le vivier de cerveaux de Montréal. À défaut de recruter Bengio, ils ont copieusement pioché dans son entourage. Joëlle Pineau, professeur à McGill et membre du Mila, a été choisie par Yann LeCun pour diriger le laboratoire local de FAIR… Hugo Larochelle, ancien élève de Bengio puis de Geoffrey Hinton, dirige le bureau de Google Brain à Montréal.
La bande à Bengio se retrouve aussi dans la centaine de start-up locales créées autour de l’intelligence artificielle. La plus emblématique, Element AI, est passée en dix-huit mois d’une dizaine d’employés à plus de 250. En juin 2017, elle a levé 102 millions de dollars auprès du fonds d’investissement américain Data Collective et de plusieurs grands noms comme Intel Capital, Microsoft Ventures ou Nvidia. Sa promesse : donner aux entreprises qui souhaitent mener leurs propres projets en intelligence artificielle un accès à des technologies de pointe et aux meilleurs chercheurs… à commencer par Yoshua Bengio, cofondateur de la start-up. « Nous souhaitons que les universitaires restent dans leur université, mais nous les amenons à la table pour qu’ils résolvent des problématiques », explique Sébastien Provencher, directeur du développement. « Les investisseurs américains ont compris l’intérêt d’investir dans des entreprises d’intelligence artificielle qui restent sur place, alors que traditionnellement les équipes qui étaient financées étaient rapatriées en Californie », se félicite Yoshua Bengio.
Des recettes qui inspirent la France
La vision montréalaise de l’IA s’exprime aussi dans la place donnée aux questions éthiques. Engagé dans la campagne pour l’interdiction des armes autonomes – également appelés « robots tueurs » -, Yoshua Bengio plaide « pour qu’il y ait un dialogue de toute la société autour des enjeux de l’intelligence artificielle ». En novembre dernier, lui et plusieurs chercheurs ont lancé une « Déclaration de Montréal pour un développement responsable ». Dans la foulée, le Premier ministre québécois, Philippe Couillard, a lancé l’idée de créer une agence internationale sur les questions éthiques qui serait – bien sûr – basée à Montréal.
Recherche d’excellence, collaboration entre public et privé, soutien aux start-up, engagement politique : on retrouve une bonne partie des recettes québécoises dans le rapport sur la stratégie française en intelligence artificielle remis le 29 mars dernier au gouvernement par Cédric Villani. Dans ses annonces, Emmanuel Macron a ainsi mis en avant la possibilité pour les chercheurs publics français en IA de travailler à 50% pour des entreprises privées, au lieu des 20% autorisés jusqu’à présent. Parmi les intervenants de la matinée organisée au Collège de France figurait, par la grâce d’une vidéoconférence, un certain Yoshua Bengio.
Le Canada, l’autre pays de l’IA
La « bande des trois » du deep learning
Grâce à l’apprentissage automatique profond, ou deep learning, les machines sont capables de reconnaître des images, des sons, du texte avec une efficacité inégalée. Ces trois chercheurs sont à l’origine de cette révolution.
Né en France, il a fait ses études à McGill et au MIT, avant d’être invité par Yann LeCun à rejoindre l’équipe des Bell Labs. À partir de 2003, il a bénéficié avec Geoffrey Hinton et Yann LeCun d’un financement de la fondation canadienne Cifar sur les réseaux de neurones profonds. Il a fondé et dirige le Mila (Institut des algorithmes d’apprentissage de Montréal).
Né au Royaume-Uni, il a étudié à Cambridge et Edimbourg puis s’est installé au Canada en 1987, où il enseigne à l’université de Toronto. Il s’est fait connaître avec deux articles publiés en 2006 expliquant comment améliorer les réseaux de neurones en augmentant le nombre de couches de calcul : les réseaux deviennent alors « profonds ». Il dirige le laboratoire Google Brain pour le Canada depuis 2016, et l’institut de recherche Vector à Toronto.
Né à Paris, il a fait ses études en France jusqu’au doctorat, avant de rejoindre le groupe de Geoffrey Hinton à Toronto en 1987. Chercheur puis directeur des recherches aux Bell Labs d’ATT aux Etats-Unis, dans les années 1990, il est à l’origine d’un système de reconnaissance automatique de l’écriture sur les chèques et du système de compression d’image DjVu. Il dirige le labo de recherche sur l’intelligence artificielle de Facebook (FAIR) depuis fin 2013, et a conservé un poste de professeur à temps partiel à New York University.
Photos ©Adil Boukind /HANS LUCAS